Voyager est devenu une affaire de planing et de check list. Une suite d’action à réaliser et à cocher : On “fait†un musée, on “fait†une ville, on “fait†un pays… “Allez c est décidé : l’année prochaine on fait le Japon avec les enfants !â€

L’important n’est plus de s’imprégner de l’ambiance et des coutumes d’un lieu, mais de collecter et d’accumuler les preuves de son passage. C’est l’usage juridique et scolaire du voyage, dans lequel les réseaux sociaux jouent un rà´le central : chaque étape doit àªtre photographiée, archivée, partagée. Le voyage se transforme ainsi en contenu, le souvenir en donnée… et tout cela est soumis au regard des autres par des algorithmes. Désormais voyager, c’est se conformer à des clichés, à des passages obligés. On ne vit plus, on ne désire plus le voyage, on le produit en màªme temps qu’on le consomme.  “Voir, c’est désobéirâ€, disait Robert Doisneau. Voir, c’est refuser cette logique du faire à tout prix et de ses mises en scà¨ne. C’est accepter de se perdre dans une rue sans intéràªt apparent, de s’arràªter sur une faà§ade défraà®chie, de pràªter attention à un geste ou à une parole. Autant de moments et d’impressions impossibles à traduire dans des posts, mais qui restent pourtant fixés dans la mémoire. Le “faire†rassure : il donne l’impression d’avancer, de cocher des cases, d’en avoir pour son argent. Mais il uniformise les expériences : les màªmes photos prises sous les màªmes angles, les màªmes itinéraires dictés par les guides ou piqués chez les autres .
“Voir, c’est désobéir†(Robert Doisneau)
Le “voirâ€, au contraire, n’offre finalement rien de tangible à montrer – mais tout à vivre. Voyager autrement, ce n’est pas renoncer aux monuments ni aux visites. C’est simplement changer de priorité : moins chercher à “faire†que prendre le temps de “voirâ€. Les vrais souvenirs ne se stockent pas en ligne, ils se gardent dans la tàªte. Le voyage n’est pas seulement un déplacement. Il se confronte à cette fragilité du temps : l’instant passe, le paysage s’efface, et pourtant, quelque chose reste. Ce “presque-rienâ€, ce détail infime et anodin qui devient une source de mémoire et parfois màªme de révélation. Le voyage est toujours une forme d’exil, puisque chaque instant vécu est déjà perdu au moment màªme o๠il se donne. C’est peut-àªtre là , dans cette perte, que réside le véritable sens de voyager. Comme le rappelait Vladimir Jankélévitch, il confronte à l’irréversible et à la nostalgie, chaque instant vécu est déjà passé, chaque lieu traversé est perdu au moment màªme o๠on l’expérimente. Non plus faire pour accumuler, mais voir pour se souvenir, et enfin, se retrouver ?