Petite éthique de la méchanceté

La méchanceté fascine autant qu’elle révulse. Elle sépare et met à  distance, afin d’obtenir la lucidité nécessaire à  toute critique. Et elle atteint souvent son but : on se souvient de la formule d’Alfred Hitchcock pour qui « plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film ».

On se passionne aussi beaucoup pour la méchanceté à  mesure que le monde devient bien trop sage, trop gentil, parfois benêt. L’Empire du Bien poursuit son travail, fraà®chement épaulé par la pensée binaire et le formatage imposé par les réseaux sociaux. Les nuances de nos opinions et de nos désirs se diluent dans le diktat de la post-vérité, tandis que le travail de nos connaissances ne se limite plus qu’au partage automatique d’informations. Dans cette nouvelle à¨re de l’approximation et de l’effacement de l’esprit critique, la pensée unique triomphe. C’est pourquoi les « gentils », qui ne remettent jamais vraiment rien en question, ont toujours raison. Comme disait l’autre (André Gide) : c’est avec les beaux sentiments que l’on fait la mauvaise littérature. 

La méchanceté vise toujours juste, et c’est justement en cela qu’elle est méchante.

Alors à  l’heure où le pathos a remplacé la sincérité, le naturel le charisme, la sensiblerie la sensibilité, ou encore quand l’on confond transparence et vertu, Il est urgent de s’abreuver du sang vivifiant de la méchanceté. 

Jérome Bosch, (détail de) « Le portement de croix » (1510-1516)

Originellement étroitement liée à  la notion de « pouvoir », mais plus fondamentalement art de la distanciation, avec autrui, mais aussi par rapport à  la vérité et aux valeurs, la pratique de la méchanceté peut également jeter les bases d’une nouvelle éthique : car avant de se référer à  des actes potentiellement condamnables, la méchanceté s’inscrit toujours dans la une contre-action ou un discours polémiques.

La méchanceté est partout

Car aprà¨s tout, « tout le monde est méchant » ironisait Alexandre Dumas en évoquant cette nature soi-disant bienveillante de l’homme. C’est un fait depuis la tradition judéo-chrétienne (le mythe biblique de la Chute). Voir également les postulats pessimistes des théoriciens du contrat social à  partir du XVII sià¨cle (Hobbes, Hume, Rousseau), jusqu’à  aujourd’hui avec les disciples de l’anthropologie freudienne. L’homme est un loup pour l’homme, force est de constater sa nature foncià¨rement méchante. Comme dans l’univers médiéval évoqué par les tableaux de Jérà´me Bosch, c’est l’humanité tout entià¨re qui est corrompue, décrépite et gouvernée par la méchanceté de l’homme et la fugacité des choses terrestres. 

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« Ils disent que je suis un assassin, mais comment appelle-t-on cela quand des assassins accusent des assassins ? » Dixit le colonel Kurtz (Marlon Brando) dans « Apocalypse now » de Francis Ford Coppola (1979).

Alors dans un monde où triomphe l’immoralité, où nos vertus sont au mieux des vices cachés, ce serait folie de ne pas être méchant. Dans cette hypocrisie générale, la méchanceté révà¨le toujours une forme de cynisme et de lucidité, autant d’indices d’une certaine vérité. 

Mais pourquoi est-il si méchant ?

Toute une tradition philosophique initiée par le platonisme nie qu’on puisse vouloir le mal, et, quand il est commis, l’attribue à  un dysfonctionnement de la raison et de la volonté. Platon, en faisant déclarer à  Socrate que « nul n’est méchant volontairement », a finalement légitimé le problà¨me du mal et justifié la méchanceté humaine. à‰tymologiquement, le méchant – celui qui « mé-choit », qui « choit mal », qui « tombe mal », c’est à  dire sans le faire exprà¨s – ne commet pas une faute morale quand il fait preuve de méchanceté, mais bien une erreur puisqu’il est lui-même victime d’un manque et d’un défaut d’appréciation quant au choix de la fin poursuivie et des moyens de son action. 

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Ryan O’Neal dans Barry Lyndon de Stanley Kubrick (1975)

Dans le film éponyme de Stanley Kubrick, Barry Lyndon, jeune intriguant sans naissance ni argent, archétype du « gentil », lisse et malléable à  l’image de son visage de poupon, est entià¨rement corrompu et modelé par un 18à¨me sià¨cle clos, figé, arriviste, calqué sur un systà¨me de cour formant un systà¨me d’ascension sociale et de disgrà¢ce peuplé de fourbes ambitieux et de méchants hypocrites. Devenant progressivement « méchant » à  mesure qu’il essaie de progresser dans la hiérarchie sociale, Barry Lyndon incarne à  la perfection le méchant néophyte qui « pense mal », c’est à  dire celui qui ne fait pas le mal volontairement, puisqu’il ne connaà®t pas les codes d’une société qui ne veut et ne voudra jamais de lui. 

En somme historiquement le méchant est victime de son imagination, cette région aveugle de l’à¢me sujette aux appétits du corps. Par conséquent la méchanceté humaine s’enracine dans un manque de savoir, un défaut de conscience : si le mal n’est jamais « voulu », mais bien plutà´t « commis », c’est parce que, n’étant pas guidé par la raison, il ne « voit » pas le bien. Se profile ce qui sera le projet intime des Lumià¨res : « éduquer » et « corriger » par l’usage de la raison, seule garante du bon chemin vers le Bien.

Banalité(s) du mal

Rien de plus courant que la méchanceté. Elle est même d’une banalité affligeante : on ne se rend parfois même plus compte de nos penchants vers le mal. à‰voluant ainsi vers des postures mécaniques, la figure du méchant a évolué. C’était déjà  ce qu’en avait conclu Annah Arendt dans le cadre de ses comptes-rendus du procà¨s du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann, elle qui fut trà¨s surprise de découvrir un homme calme, simple bureaucrate carriériste beaucoup plus proche de Monsieur-tout-le-monde que du boucher sanguinaire qu’on pouvait légitimement imaginer. 

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Le 11 avril 1961, le monde occidental a les yeux fixés sur Jérusalem où s’ouvre le procà¨s du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann. L’attitude et la posture générale de ce petit homme myope et chauve, de ce bureaucrate quinquagénaire consciencieux à  l’intelligence finalement trà¨s médiocre, révà¨le le concept de « banalité du mal » théorisé par Hannah Arendt.

Chacun de nous pourrait se reconnaà®tre du moins en partie dans des profils psychologiques de « méchants-types », à  l’instar par exemple de la perversion narcissique. Il n’y a qu’à  voir comment les réseaux sociaux nous fournissent un motif privilégié pour renouer avec notre sens de la théà¢tralité : en effet nous y cultivons plusieurs facettes de nous-mêmes, en fonction de nos interlocuteurs, avec un sens de la mise en scà¨ne (ce que nous montrons, et donc ce que nous cachons) qui rappelle les plus célà¨bres portraits de pervers narcissiques. Ces derniers sont décrits par les psychologues comme des individus aimant avant tout la controverse, capables de soutenir des opinions différentes en fonction des jours, des interlocuteurs, pour le plaisir de se faire remarquer et jusqu’à  confondre eux-mêmes la vérité et le mensonge.

La société de consommation elle aussi participe à  ce climat de cynisme et méchanceté ambiantes : le matraquage marketing conduit où tout doit être calculé au plus juste, en fonction de la rà¨gle utilitariste : le bien est couplé au plaisir obtenu de la satisfaction du besoin. Cà´té travail, le méchant passe cette fois de l’autre cà´té de la barrià¨re, puisque dans une société capitaliste fondée sur l’obéissance, il est toujours celui qui ne se soumet pas. Partant de là  il faut montrer que le méchant est donc aussi celui qui « sort du cadre », prenant volontairement ses distances avec la réalité ainsi requalifiée, c’est à  dire l’Autre, la Vérité et La morale. 

La méchanceté volontaire : un art de la distanciation

Le point d’orgue de la méchanceté, dans ses acceptations sociales, politiques et éthiques, c’est toujours la remise en cause des évidences : car de manià¨re générale, la méchanceté est un art de la distanciation, c’est à  dire un principe de réaction contre un ordre préétabli.

Distanciation politique : même s’il paraà®t difficilement soutenable d’affirmer qu’il faut être méchant pour réussir, force est de constater qu’historiquement la méchanceté a toujours eu un lien direct ou indirect avec la notion de pouvoir, des palais des tyrans à  la cour des chà¢teaux des rois. Le monarque ou le dirigeant qui peut faire un usage de la méchanceté en toute impunité prouve ainsi son pouvoir en même temps que la légitimité de sa position : ainsi la disgrà¢ce, qui consiste à  déchoir quelqu’un sans la moindre justification, « ce méchant jeu » qu’évoquait le cardinal de Retz, a toujours fonctionné comme une véritable institution de la méchanceté. Aussi, par un juste retour des choses, l’usage de la méchanceté est également légitime (et donc impuni) pour le dirigeant qui doit moralement privilégier le résultat de son action sur les moyens mis en Å“uvre pour ce faire. Ou pour le dire autrement : « La fin justifie les moyens », c’est la base du machiavélisme politique.

La méchanceté est une posture philosophique qui s’érige en réaction contre le conformisme et la bêtise.

Distanciation philosophique : l’expression la plus caractéristique de l’attitude méchante est la recrudescence finalement trà¨s actuelle d’une certaine forme de cynisme, historiquement liée en réaction à  l’héritage des Lumià¨res, c’est-à -dire la conviction que l’ignorance est à  l’origine du mal, et que le savoir est un remà¨de à  ce problà¨me. 

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Jean-Léon Gérà´me, « Diogà¨ne » (1860). Chien errant, mais surtout chien méchant, Diogà¨ne vit dans un tonneau et se masturbe en public.

Attitude individuelle « méchante » qui prà´ne l’invective, l’attaque, l’ironie et le rire, le terme « cynisme » provient du grec ancien kuà´n, qui signifie « chien », faisant référence aux figures des philosophes Antisthà¨ne et Diogà¨ne de Sinope (IVe sià¨cle avant J.-C.). Chien errant, mais surtout chien méchant, Diogà¨ne vit dans un tonneau et se masturbe en public. Lorsqu’Alexandre lui demanda pourquoi on l’appelle « Chien », il répondit : « Je caresse en remuant la queue ceux qui me donnent quelque chose, j’aboie contre ceux qui ne me donnent rien et je mords les mécréants ». Mais l’attitude résolument malveillante de Diogà¨ne a surtout un usage polémique, puisqu’au final elle vise plus de vertu.

« Il a été vrai, on l’appelle méchant » disait Stendhal à  propos de Saint-Simon.

Distanciation sémantique : Clément Rosset dans son Principe de cruautédémystifie cette vérité « cruelle et indigeste, dà¨s lors qu’on la dépouille de tout ce qui n’est pas elle pour ne la considérer qu’en elle-même ». La méchanceté, à  l’instar de l’ironie, vise toujours juste, et c’est justement en cela qu’elle est méchante. Même chose pour le doute, maltraitant la vérité jusqu’à  épuisement, jusqu’à  ce qu’elle se révà¨le. Les hommes bons, les honnêtes hommes ne disent jamais la vérité : « Il a été vrai, on l’appelle méchant » disait Stendhal à  propos de Saint-Simon, mémorialiste génial qui savait manier la méchanceté comme personne quand il s’agissait de dresser les portraits les plus acidulés de la cour de Louis XIV. 

Pour une éthique de la méchanceté

« Je suis un homme malade, je suis un homme méchant », nous prévient le narrateur des Carnets du sous-sol de Dostoà¯evski. Encore une fois, la méchanceté est une posture philosophique qui s’érige en réaction contre le conformisme et la bêtise : c’est sa valeur polémique par rapport au réel qu’elle critique. Tout ceci amà¨ne à  reconsidérer la méchanceté également comme un principe constitutif de subjectivisation et d’affirmation de soi. 

à€ l’inverse de l’hypocrisie des faux gentils, les vrais méchants, dans leur hauteur méthodique, ont toujours un fond de bienveillance.

Exister c’est toujours porter un jugement : sur le climat qui nous convient le mieux, la nourriture que l’on préfà¨re… etc. Et comme dans tout jugement il y a un choix, le choix exclut nécessairement ce qui ne lui convient pas en se faisant passer pour un agent de rejet et donc de méchanceté. 

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« Robert de Montesquiou », Giovanni Boldini (1897). Le comte Robert de Montesquiou (1885-1921) est le dandy impitoyable et insolent qui servit de modà¨le à  l’élaboration du personnage décadent de Des Esseintes dans le roman « à€ rebours » de Joris-Karl Huysmans. Son cynisme et son sens de la méchanceté teinté d’esthétisme font de lui le petit frà¨re spirituel terrible d’Oscar Wilde et de Marcel Proust.

Le philosophe Arthur Schopenhauer, pour qui la méchanceté est un principe et un caractà¨re commun à  l’humanité, avait bien compris cette idée : en vertu du caractà¨re insatiable de la volonté, l’homme ne s’arrête jamais de vouloir, et il fait parfois souffrir les autres pour vérifier l’étendue de sa propre puissance. 

l’art de la méchanceté, c’est montrer que l’on peut être méchant, mais sans jamais réellement l’être.

Loin de moi l’idée de vouloir faire l’apologie de la cruauté, mais il importe de réhabiliter cette méchanceté bienveillante, sorte de stade supérieur de la méchanceté (le degré inférieur étant justement la cruauté) en même temps qu’expression d’une certaine vitalité. Cette idée que les êtres véritablement profonds sont toujours en même temps et alternativement « la plaie et le couteau», cultivant la bienveillance et la méchanceté comme deux pà´les inséparables, sorte de dynamique qui génà¨re de la puissance, du pouvoir et de l’influence. 

« J’ai la méchanceté d’un homme qui se noie » (Louis Aragon)

à€ l’inverse de l’hypocrisie des faux gentils, les vrais méchants, dans leur hauteur méthodique, ont toujours un fond de bienveillance. Car finalement l’art de la méchanceté, c’est montrer que l’on peut être méchant, mais sans jamais réellement l’être.

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