On le sait depuis Rabelais : « rire est le propre de l’homme ». Pourtant le sujet semble encore bien trop sérieux pour les comiques, et probablement pas assez pour les autres. Ainsi est née l’idée de ce libre vagabondage. Les catastrophes récentes et autres crises en tout genre qui prolifà¨rent un peu partout y sont bien sà»r pour quelque chose – avec dans la trà¨s « émouvante » passion médiatique qui s’ensuivit – la surprise de ne rien lire ou presque sur le rire.Â
L’univers est né d’un énorme éclat de rire : « Dieu ayant ri, naquirent les sept dieux qui gouvernent le monde… Lorsqu’il eut éclaté de rire, la lumià¨re parut. Il éclata de rire pour la seconde fois : tout était eaux. Au troisià¨me éclat de rire apparut Hermà¨s; au quatrià¨me, la génération; au cinquià¨me, le destin; au sixià¨me, le temps. Puis, avant le septià¨me rire, Dieu prend une grande inspiration, mais il a tellement ri qu’il en pleure, et de ses larmes naà®t l’à¢me. » Ainsi s’exprime l’auteur anonyme d’un papyrus alchimique datant du IIIe sià¨cle de notre à¨re, le papyrus de Leyde.Â
« Avant toute parole, l’enfant rit ». (Jacques Lacan, Le séminaire, livre V). Déjà vers seize semaines, le nourrisson sourit en fixant le regard de sa mà¨re qui lui sourit en retour : il découvre ainsi pour la premià¨re fois qu’il est capable de provoquer des interactions. Le rire est la premià¨re forme de communication non verbale.Â
Aujourd’hui plus que jamais le rire est partout. Curieux ? S’agit-il bien du même rire ? Car c’est un nouveau diktat du rire qui a investi la vie de tous les jours. La face cachée et organisée du rire. Nous vivons sous le rà¨gne du rire jaune, celui qui subit, faisant toujours mine de partager le rire des railleurs, comme pour se ranger, résigné et en bon perdant, du cà´té des rieurs. à€ tel point que sur la majorité des réseaux sociaux, notre grande thérapie de groupe du rire organisé, signifier son rire c’est donner son approbation. Ironie du sort : C’est le rire qui légifà¨re et juge de tout. Mais ce rire ambiant est un rire de masse, péremptoire et calculateur. On pourrait même dire, en reprenant le philosophe Clément Rosset, que ce rire d’apparat, qui n’offre ni image, ni réplique, ni répit, que ce rire-décor constitue à proprement parler une « idiotie ». Idiotà¨s signifiant ce qui est simple, non dédoublable et sans ambivalence.
c’est le rire lui-même, omniprésent mais stérilisé, qui s’autocensure.
Alors bienvenue dans l’à¨re du fun. Ce n’est pas nouveau, et la fausse bonne question si chà¨re à nos professeurs de bien-pensance « peut-on rire de tout ? » (en son temps si bien éludée par Desproges avec son : « oui, mais pas avec n’importe qui »), n’a plus aucun sens, si tout ce qui a raison d’être se doit d’être drà´le ou de prêter matià¨re à rire. La réponse est toujours le malheur de la question : désormais c’est le rire lui-même, omniprésent mais stérilisé, qui s’autocensure.Â
Et puis finalement pourquoi rire de tout ? Mieux : qui est-ce « on » du rire qui peut « rire de tout », quand justement il rit de tout ? Je parle du « on » qui se cache derrià¨re une autre forme de rire: ce rire souverain, parfois transgressif mais avant tout créateur de sens ; ce rire compris comme «expression de soi», provocateur de joie, indépendant et libérateur. Le rire serait-il vraiment partout si nous étions encore capables de rire ?
Seuls les véritables rieurs prennent réellement le monde au sérieux.Â
« L’homme est le seul animal qui rit » a écrit Aristote. Rire nous rapprocherait de Dieu ? Pourtant le divin, le suprasensible, ne sauraient prêter à rire. La culture occidentale a toujours relégué les railleurs de l’esprit au rang de parias, incapables de regarder vers ce qui est plus élevé. En d’autres termes si la dignité humaine tient à la part spirituelle avec laquelle l’homme peut parfois participer au suprasensible, alors il est honteux de s’adonner au rire, marque de l’imperfection et de la chute dans le monde sensible.Â
Quant aux Dieux eux-mêmes, sont-ils sujets au rire ? Platon a définitivement écarté cette idée, lui qui a condamné Homà¨re pour avoir évoqué par deux fois le « rire inextinguible des dieux ». De même à en croire les évangiles, Jésus-Christ n’aurait jamais ri, et la réponse des pà¨res de l’église est restée jusqu’à ce jour sans appel : « Vous qui riez, dites-moi : où avez-vous vu que Jésus-Christ vous ait donné l’exemple ? Nulle part. » (Jean Chrysostome, Commentaires sur l’à‰pà®tre de saint Paul aux Hébreux). Dà¨s lors si la bonne conduite du chrétien passe par l’imitation de la vie de Jésus, on ne s’étonnera pas que l’à‰glise ait rigoureusement rejeté toute forme de rire. Durant tout le moyen-à¢ge il est le grand ennemi du moine.Â
Rire renvoie invariablement à l’animalité. Le mot ancien « ris » désigne originairement le rictus du chien. Le rire est fondamentalement un mouvement du corps. Dans l’imaginaire judéo-chrétien, le corps est le véhicule du péché. Le corps décharné et mutilé du Christ sur la croix symbolise le péché originel. Ainsi dans la représentation populaire, la déformation physique, et donc par extension le rire, est bien souvent le signe avant-coureur de l’excà¨s, de la méchanceté et de la folie (l’expression « fou rire » n’est pas anodine).Â
Le rire c’est l’impudeur du corps. Dans toutes ses déformations physiques (« se tordre de rire», « exploser de rire »), ses fuites sonores (« hurler de rire », « à gorge déployée »), et ses pertes de fluides (« pleurer de rire », « pisser de rire »)… jusqu’à en mourir… de rire ? Le corps déformé du rieur est toujours symptomatique : de la maigreur maladive de Charlot au bras handicapé de Jamel Debbouze, en passant par l’obésité de Raymond Devos. Rire c’est l’importance du corps qui reprend ses droits pour mieux humilier le discours ; ce dernier se fait silence à mesure que l’on rit à gorge déployée.Â
Le rire est le plus impitoyable de tous les juges. Son caractà¨re intuitif prend souvent le pas sur la pensée abstraite. Finalement la posture du rieur est toujours à l’opposé de celle de l’esprit sérieux : alors que l’homme sérieux est persuadé de penser les choses comme elles sont, l’attitude du rieur cherche à établir un désaccord entre les concepts et la réalité, par le recours à l’ironie ou à la plaisanterie.Â
Rire c’est l’importance du corps qui reprend ses droits pour mieux humilier le discours ; ce dernier se fait silence à mesure que l’on rit à gorge déployée.Â
Rire c’est lutter contre les évidences, par les routines du discours rationnel, lui qui prétend toujours aller dans la profondeur des choses, sans jamais pour autant mieux les définir. Selon la formule de Vladimir Jankélévitch, l’ironie, c’est « l’art d’effleurer ». Le rieur est un modà¨le de sagacité, et son mode de jugement est toujours celui de la rupture, entendue comme libre jeu, c’est-à -dire partout où la faculté intellectuelle est exercée sans aucun bénéfice. On parle justement de « mot d’esprit » pour qualifier le désintéressement et la liberté volage à l’Å“uvre dans l’habileté du rieur. La légà¨reté du rieur est une déclaration de guerre à la pesanteur de l’esprit de sérieux.Â
Le rire est la mauvaise conscience de nos défauts. Véritable ruse de l’espà¨ce, il rappelle toujours l’égoà¯ste à la générosité, le prétentieux à l’humilité et le colérique à la tempérance. Bergson dans son célà¨bre essai sur le rire, le définit comme une sorte d’automatisme dirigé contre tout ce qui pourrait être assimilé à une raideur ou à un relà¢chement, en somme tout ce qui pourrait aller à l’encontre de la souplesse et de l’élasticité nécessaires à la vie. Mécanique plaquée sur du vivant, le rire est une faculté d’adaptation, contre le répétitif, contre tout ce qui est contraire à la dynamique de la vie, toujours en mouvement.Â
Le rire est la mauvaise conscience de nos défauts.
Il y a une vérité dans la posture du philosophe cynique qui raille ses confrà¨res, tel Diogà¨ne qui, à la nouvelle définition de l’homme selon Platon ““ un bipà¨de sans plumes ““ aurait là¢ché un coq plumé au milieu de la foule en s’écriant : « Messieurs, voilà l’homme de Platon ». On doit à l’humanisme de la Renaissance la réhabilitation définitive de ce type de rire. C’est le cas par exemple du grand rire rabelaisien, mais aussi du scepticisme joyeux d’un Montaigne. Le savoir lui aussi a le droit d’être joyeux, et faire rire au travers de figures comme l’ironie, c’est cultiver l’ambiguà¯té, comprise comme ouverture au possible, et donc comme renoncement à la pauvreté sémantique du monde. Seuls les véritables rieurs prennent réellement le monde au sérieux.Â
le rire est une faculté d’adaptation, contre le répétitif, contre tout ce qui est contraire à la dynamique de la vie.
Par-delà toute forme de jugement objectif, en riant je donne du sens à une situation. En somme je ne ris pas à cause de quelque chose d’objectivement drà´le, c’est-à -dire d’un évà¨nement particulier, mais c’est plutà´t moi qui me fais apparaà®tre l’évà¨nement comme comique, au lieu de le subir comme univoque. Voilà pourquoi les plus grands comiques sont ceux véritablement capables de créer un univers atypique, en apposant leur signature spécifique sur le monde. Le rire souverain a toujours du style, en ceci qu’il est créateur de sens.Â
Aussi le rire souverain est-il toujours amoral, « par-delà bien et mal ». Il excà¨de toujours les intentions malveillantes ou bienveillantes de celui qui rit. Rire, c’est aussi se moquer de ses propres rà¨gles, et paradoxalement le rieur est également celui qui sait s’ouvrir à l’autre. Ainsi en riant d’autrui je me moque également de la part de moi-même que je peux reconnaà®tre en lui. Je ne cherche pas seulement à le rabaisser ou à le juger : le rire réalise cette communication subjective directe entre nous.Â
Le rire souverain a toujours du style, en ceci qu’il est créateur de sens.Â
En grec ancien gelaà´Â ne signifie pas seulement « rire », mais aussi « briller », « fleurir », « resplendir » et « étinceler ». Ainsi quand les tragiques grecs se faisaient un devoir d’ajouter à leur trilogie une comédie, c’était comme pour signifier que l’on n’arrive au sommet de sa grandeur qu’au moment où l’on est capable de prendre de la hauteur… et donc de rire : de rire du monde, des autres et de soi-même. \Â