Vivre dans une urgence qui dure

O๠sont passés le temps de l’amour, de l’amitié, le temps du partage et de l’aventure ? Que reste-t-il de notre insouciance et de nos libertés ? Disparus. En échange, le quadrillage des corps et un cloisonnement quasi-général ; distanciation sociale et fermeture des possibles. Et ces questions lancinantes, à  la manià¨re d’une mélodie désolée : « Télétravail cette semaine ? Dans quelle pià¨ce vais-je participer à  cette visioconférence ? O๠puis-je partir ce week-end ? Dois-je porter un masque, même dans la rue ? »“¦ Autant d’interrogations qui sonnent aussi creux que le mode d’emploi d’un grille-pain, et plus austà¨res encore que les axiomes d’un code moral moyenà¢geux. Cette mise à  mort circonstancielle de l’homme rejoindrait-elle la fin de l’histoire tant et tant annoncée ?

à€ l’arrêt ? La crise que nous traversons depuis plus d’une année est une crise de l’espace, mais aussi du temps. Forcément notre conscience moderne en prend un sacré coup. Nous sommes tombés tout petits dans la marmite du progrà¨s, sans jamais nous rendre compte que si nous courons aveuglément devant nous-mêmes, c’est peut-être parce que nous avons perdu la formule pour nous arrêter. C’est ce que les philosophes appellent de manià¨re un peu barbare notre régime d’historicité moderne : nous sommes complà¨tement tendus vers un futur qui nous obsà¨de et qui téléguide les autres termes de la temporalité, c’est-à -dire le passé et le présent. Ainsi l’Histoire a un sens dont le progrà¨s est le seul moteur, et le passé est convoqué pour prouver ce progrà¨s dont la durée conduit au présent, mais tire vers un devenir. Le futur est donc bien devenu le temps où s’accomplissent les promesses d’une société achevée ; d’où l’innovation sans fin qui va avec. En d’autres termes, le progrà¨s c’est rassurant, car avant même d’y réfléchir, on sait déjà  que tout ira forcément mieux. Comme si ce n’était pas le but qui avait ordonné à  l’état de précipitation du monde, mais la précipitation qui signifierait le but: le progrà¨s est devenu une bougeotte, un amour du lointain, une fuite en avant pleine de promesses, de pétitions, de programmes et de nouvelles résolutions.

Selon le philosophe Frédéric Worms, nous vivons une «urgence qui dure», et qui bouleverse notre rapport au passé et à  l’avenir. à€ vrai dire la nouvelle expérience tempo- relle qu’inaugure le contexte de la COVID-19 n’a peut-être pas que des inconvénients : car nous vivons désormais « en temps réel ». Un enfant tombe et nous nous voyons impuis- sants à  arrêter sa chute, en même temps que nous pensons déjà  à  notre culpabilité à  venir. Des tours s’effondrent quelque part à  New- York et nous savons déjà  que des années aprà¨s, nous nous souviendrons de l’instant précis où nous les avons vu disparaà®tre. De la même manià¨re et depuis le début de la crise, nous vivons en temps réel, tout le temps, puisque nous voyons la catastrophe survenir à  chaque instant. Cette urgence est aussi une prise de conscience brutale, un devoir de solution, un moteur de l’action et du changement. Une autre manià¨re de faire l’histoire en somme, puisque « dans l’urgence », vivre en temps réel renvoie à  quelque chose de vital, puisque nous sommes confrontés à  la mort.

Illustration : Edward Hopper, Room in Brooklyn, 1932.

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